Dans son nouveau livre “la Pensée blanche”, le champion du monde 1998 Lilian Thuram remonte le cours de l’histoire pour comprendre la fabrication des préjugés fondés sur la couleur de la peau. Il n’y a pas de catégorie neutre, explique-t-il, seulement des prisons identitaires à déconstruire cette interview est extraite du journal L’OBS.
Dans ce nouveau livre, vous appelez vos lec- teurs à retirer le « masque de la blanchité » et à prendre conscience qu’ils sont imprégnés d’une « pensée blanche ».Qu’entendez-vous par là ?
Ce livre part d’une histoire personnelle. J’ai 9 ans, j’arrive de Guadeloupe, j’entre en classe de CM2, des enfants m’insultent: « Sale Noir! » C’était comme si on me mordait à l’intérieur. A mon retour à la maison,ma mère me dit : « C’est comme ça, les gens sont racistes, ça ne va pas changer. » Une très mauvaise réponse pour un enfant. Alors j’ai cherché. A l’ado- lescence, j’ai eu la chance de rencontrer des livres et des personnes qui m’ont aidé à comprendre que le racisme était lié à une histoire. J’ai renversé mon regard : je me suis mis à m’intéresser aux enfants qui m’avaient insulté. Comment, à 9 ans, avaient-ils déjà pu développer la conviction qu’être blanc serait mieux ? C’est cela, la « pensée blanche », la construction de ce sentiment de supério-
rité. Peut-on en vouloir à ces enfants ? Non.
Peut-on accuser l’éducation des parents ?
C’est trop réducteur. Ce qui se passe dans
ce CM2 raconte une histoire, celle de la fabrication de catégories en fonction de la couleur de la peau, l’histoire du racialisme,de l’invention des « races ». C’est une histoire qui a duré des siècles, nous sommes encore enfermés dans les préjugés qu’elle a
forgés. C’est ce que j’aurais aimé que ma
mère m’explique et que les parents de ces
enfants qui m’insultaient leur expliquent.
Très souvent, nous pensons que le racisme
est naturel ; ce n’est pas le cas. On ne naît pas
blanc ou noir, on le devient.
La « pensée blanche » est-elle forcé-
ment une pensée de Blancs ?
Non, c’est un biais qui est intégré par tout le
monde, non-Blancs compris, et souvent de
façon inconsciente. Deux exemples. A la fin
de l’entraînement, un coéquipier blanc m’a
dit un jour : « Avec mon intelligence et tes
qualités physiques, je serais un joueur extraordinaire. » C’est une pensée blanche.
Autre souvenir, nous étions plusieurs
joueurs noirs dans les vestiaires et l’un
d’eux dit à un autre : « Tu as vu comme tu es
noir ? Moi je suis plus métis, j’ai plus la classe. » Ce joueur ne se rendait pas compte qu’il reproduisait lui aussi un schéma de la pensée blanche.
Le racisme n’est pas naturel, certes, mais ce n’est pas un phénomène uniquement « blanc »
La construction de catégories discriminatoires n’est pas une construction seulement européenne. Mais il n’y a qu’en Occident que des scientifiques ont théorisé l’existence de races en fonction de la couleur de la peau, dont l’une, la blanche, serait supérieure aux autres. Je ne veux pas créer de polémique, je veux juste expliquer une pensée qui existe. Si quelqu’un se sent agressé par le fait de parler de « la pensée blanche », cela dit surtout quelque chose de lui. Quand un magazine a sorti un hors-série titré « la Pensée noire », cela a-t-il créé une polémique ? Le titre de mon livre ne fait que souligner l’existence d’un biais blanc, rarement interrogé.
Lors d’une conférence sur le racisme à l’Unesco, j’ai demandé : « Qui est blanc ici ? » Une dame à côté de moi met alors sa main sur ma cuisse et me glisse : « Ne posez pas ce type de question. » J’insiste, et un homme se lance : « Moi, je suis blanc. » Je lui demande donc depuis quand. Lui : « Depuis toujours. » Alors je prends une feuille de papier : « Vous êtes de cette couleur ? » Lui : « Ben non. » Moi : « Alors pourquoi vous dites que vous êtes blanc ? » Il ne savait pas. Par habitude, on se classe dans des catégories mais on ne connaît pas l’histoire de ces identités.
Sauf que « blanc » est une case identitaire qu’on n’évoque jamais.
Exactement. Un jour, j’ai questionné un ami d’enfance :
« Si je suis noir, tu es quoi, toi ? » « Ben, je suis normal »,m’a-t-il répondu ! Moi-même, j’ai pris beaucoup de temps à comprendre que l’espace public n’était pas vécu de la même façon selon qu’on est un homme ou une femme, par exemple. Quand vous vous en apercevez, vous vous sentez stupide, vous avez un peu honte, et après vous changez.
S’agit-il de faire le procès de l’homme blanc, comme des voix s’en plaignent aujourd’hui ?
Pas du tout ! Il faut arrêter avec ces histoires de culpabilité. Moi, je m’adresse aux personnes de bonne volonté. Tout le monde ne l’est pas. Déjà Martin Luther King ou Nelson Mandela avaient été traités de « racistes anti-Blancs » en leur temps. C’est la même rengaine. Demander plus d’égalité, c’est demander un changement de société. Or la plupart d’entre nous n’aiment pas être bousculés dans leurs habitudes. Mais de là à voir l’homme blanc en bouc émissaire, soyons sérieux ! L’homme blanc est-il banni d’un quel- conque lieu de pouvoir aujourd’hui ? Ceux qui pré- tendent une telle chose tombent dans la victimisation qu’ils reprochent aux autres…
Comment expliquez-vous ces réactions épidermiques dès lors que l’on parle de blanchité ?
Je ne peux pas vous répondre. Je suis antillais, mes ancêtres ont été esclaves. Je sais bien que la grande majorité des personnes blanches, des paysans, des ouvriers, eux-mêmes maltraités, n’ont pas participé à cette histoire-là. C’est une petite élite qui a construit la pensée blanche, un système de prédation cupide et aveugle. On a perdu la mémoire. On a oublié par exemple que déjà, à l’époque, des intellectuels et des militants étaient contre l’escla- vage. La question intéressante, c’est de savoir pourquoi et comment on a créé ce sentiment d’appartenance raciale, qui a servi à casser les solidarités entre personnes exploitées.
Dans votre livre, vous approuvez le discours du basketteur américain Kyle Korver qui enjoint aux Blancs d’« assumer leurs responsabilités » vis-à-vis du racisme aux Etats-Unis.
Qu’est-ce qu’une responsabi- lité ? Ce n’est pas assumer l’es- clavage ou la colonisation, c’est simplement ouvrir les yeux sur la réalité et réagir. Je pose sou- vent la question lors de mes conférences : « Qui ici aimerait être traité comme on traite les personnes noires ? » Personne ne lève la main. Je leur dis :
« Donc vous savez. Que faites-vous pour que ça change ? » Chaque fois que des supporters me sif- flaient, m’insultaient et poussaient des cris de singe, certains de mes coéquipiers blancs, dans les vestiaires, me disaient : « Allez, ce n’est pas grave, Lilian. » Ça, ce n’est pas assumer une responsabilité, c’est être aveugle à la violence existentielle subie par les victimes de racisme. Pis, c’est s’en rendre complice.
Comprenez-vous que l’expression « privilège blanc » puisse choquer ?
Je ne peux pas comprendre, désolé. Les non-Blancs étant discriminés, ils perçoivent les Blancs comme pri- vilégiés de ne pas l’être. Le terme « privilégié » n’im- plique pas que vous êtes coupable de quoi que ce soit. C’est pointer le fait que vous avez des avantages par rapport aux autres, souvent sans le savoir, sans même le vouloir. Il y a d’abord un avantage existentiel : vous ne subissez pas la discrimination. Or le moteur le plus puissant d’un être humain, c’est l’estime de soi. Je sais de quoi je parle : en tant que sportif de haut niveau, c’était un atout capital. Moi, j’ai eu la chance de guérir de la blessure que j’ai subie à 9 ans. Mais il y a des enfants qui n’en guérissent jamais. Deuxième avantage, vous circulez librement dans l’espace public. Si vous êtes blanc, vous ne connaissez pas la violence d’un regard raciste, les contrôles de police à répétition qui vous rendent illégitime, les logements et les emplois qu’on vous refuse… Toutes ces morsures dont on ne se remet pas toujours. On peut jouer sur les mots, mais ça ne sert que ceux qui refusent de faire bouger les choses.
Vous faites pourtant très attention aux mots. Vous n’utilisez pas celui de « racisé », par exemple.
Je n’utilise pas ce mot, parce qu’on est tous racisés ! Dire qu’il y a des gens « racisés », c’est suggérer que d’autres ne le seraient pas. Or les Blancs le sont, ils ont une identité blanche, même s’ils ne se l’avouent pas.
Considérez-vous qu’il existe un « racisme d’Etat » en France ?
Non, je préfère parler de racisme systémique, qui est l’héritage d’un racisme d’Etat qui a duré plusieurs siècles. Les textes discriminatoires ne sont pas si vieux : il y a eu le Code noir, le Code de l’Indigénat, des hiérarchies explicites… Aujourd’hui, s’il n’y a plus de lois racistes, il reste des pratiques et des préjugés. Peu y échappent. L’anthropologue Françoise Héritier me disait souvent : « Je fais attention chaque jour à ne pas avoir de préjugés racistes. » Je voudrais que les gens aient, comme elle, le courage de cette introspection, sans honte. En tant qu’homme, par exemple, j’ai des biais masculins, mais j’essaie de me soigner.
Quelle est l’ordonnance pour se soigner contre le racisme ?
L’écoute. La bienveillance. L’amour des gens.
Les féministes, pour se faire entendre, ont pour- tant dû forcer l’écoute…
L’égalité ne se donne pas, elle se gagne, en effet. Je vous ai donné l’ordonnance, mais ça ne veut pas dire que la prescription soit suivie. Les personnes qui sont discri- minées revendiquent l’égalité, ce qui passe d’abord par une prise de conscience des injustices, mais elles ne culpabilisent personne. Il faut sortir de la culpabilité pour se rencontrer et créer de nouvelles solidarités. Et pour cela, nous devons sortir du piège des catégorie
Vous appelez au « suicide des races ».
Oui, j’appelle à sortir de ces prisons identitaires où l’his- toire nous a enfermés. Car si même mon meil-
leur ami me dit qu’il est « la norme », ça devient dangereux. Nous devons d’abord tous nous percevoir comme des êtres humains.
seulement c’est la vérité, mais c’est capital pour leur construction individuelle.
Mais pensez-vous sincèrement que les gens débou- lonnent juste pour déboulonner ?
Non, évidemment : ils veulent qu’on parle de cette histoire et de la souffrance qu’elle a engendrée. Avant ces déboulonnages, la plupart des gens ne connaissaient pas le rôle de Colbert ni le Code noir, qui a enfermé les Noirs dans une infériorité pour les siècles suivants. Même dans
Dans la lecture qui a été faite du meurtre
de George Floyd, on a très souvent dit qu’il
avait été traité « comme s’il n’avait pas été humain ». C’est pourtant le policier qui ne
l’est pas. Mais pour comprendre ce qui se joue
à ce moment-là entre le policier et George
Floyd, il faut connaître ce qu’a été historique-
ment le rapport de la police avec les per-
sonnes noires aux Etats-Unis, au temps de l’esclavage. Ce rapport, c’est celui d’une violence exercée pour que les Noirs restent à
leur place, pour casser leur âme, et les prendre
en chasse s’ils tentaient de fuir.
Sans compter la peur de la rébellion, viscérale, chez les maîtres blancs…
Oui, et c’est ainsi que jusqu’à aujourd’hui le
corps noir fait peur. Des expériences américaines ont montré, par exemple, que lors de jeux armés, les joueurs tirent plus rapidement et plus souvent sur une cible noire que sur une cible blanche.
Cette longue histoire reste tellement enfouie à l’intérieur de nous que ça sort parfois tout seul. Quand Nicolas Sarkozy, un ancien président de la République, se met spontanément à rapprocher les motsde«singe»etde«nègre»,c’estçaquisepro- duit, cette histoire parle en lui
Vous dites comprendre le déboulonnage de statues liées à l’esclavage. Le président Macron, qui s’y oppose, a pour sa part déclaré : « On ne choi- sit pas une part de France. » Qu’en pensez-vous ?
Il faut certes assumer toute l’histoire de France. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, des pans entiers en ont été effacés. Il est notamment très important de dire aux jeunes Français que si l’esclavage a pris fin, c’est parce qu’il y a eu des révoltes d’esclaves. Non seulement c’est la vérité, mais c’est capital pour leur construction individuelle. Que l’Etat n’ait pas envie de mettre en avant le fait que les révoltes fonctionnent, je peux le comprendre… Mais imposer, au cœur de l’espace public antillais, une statue de Victor Schœlcher, lui qui a fait dédommager les proprié- taires d’esclaves et a obligé ces derniers à rester travailler pour eux, c’est irrespectueux : on vole cette révolution au peuple antillais.
Donc déboulonnage ?
Schœlcher, vous le prenez, vous le mettez dans un musée, où on pourra venir le voir et apprendre son histoire, dans tous ses aspects, positifs et négatifs. Mais pensez-vous sincèrement que les gens débou- lonnent juste pour déboulonner ? Non, évidemment : ils veulent qu’on parle de cette histoire et de la souf- france qu’elle a engendrée. Avant ces déboulonnages, la plupart des gens ne connaissaient pas le rôle de Colbert ni le Code noir, qui a enfermé les Noirs dans une infériorité pour les siècles suivants.
Noirs dans une infériorité pour les siècles suivants. Même dans
Dans la lecture qui a été faite du meurtre
de George Floyd, on a très souvent dit qu’il
avait été traité « comme s’il n’avait pas été humain ». C’est pourtant le policier qui ne
l’est pas. Mais pour comprendre ce qui se joue
à ce moment-là entre le policier et George
Floyd, il faut connaître ce qu’a été historique-
ment le rapport de la police avec les per-
sonnes noires aux Etats-Unis, au temps de l’esclavage. Ce rapport, c’est celui d’une violence exercée pour que les Noirs restent à
leur place, pour casser leur âme, et les prendre
en chasse s’ils tentaient de fuir.
Sans compter la peur de la rébellion, viscérale, chez les maîtres blancs…
Oui, et c’est ainsi que jusqu’à aujourd’hui le
corps noir fait peur. Des expériences américaines ont montré, par exemple, que lors de jeux armés, les joueurs tirent plus rapidement et plus souvent sur une cible noire que sur une cible blanche.
Cette longue histoire reste tellement enfouie à l’intérieur de nous que ça sort parfois tout seul. Quand Nicolas Sarkozy, un ancien président de la République, se met spontanément à rapprocher les motsde«singe»etde«nègre»,c’estçaquisepro- duit, cette histoire parle en lui.
Vous dites comprendre le déboulonnage de sta- tues liées à l’esclavage. Le président Macron, qui s’y oppose, a pour sa part déclaré : « On ne choi- sit pas une part de France. » Qu’en pensez-vous ? Il faut certes assumer toute l’histoire de France. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, des pans entiers en ont été effacés. Il est notamment très important de dire aux jeunes Français que si l’esclavage a pris fin, c’est parce qu’il y a eu des révoltes d’esclaves. Non
seulement les grandes écoles ! Cela veut bien dire que la France a fait un choix dans son histoire.
Pour faire accepter cette hiérarchie des races, il a fallu tenir un certain discours : la pensée blanche. Elle dit qu’elle est la lumière, qu’elle est la norme, qu’elle est la bonté, qu’elle est la conscience du monde… Elle travestit la réalité. Ne serait-il pas préférable de tout raconter ? De regarder en face notre histoire, la comprendre, pour passer à autre chose ? De plus, si beaucoup d’hommes retenus par le récit national ont participé à l’esclavage et à la colonisation, il y a également beaucoup de femmes et d’hommes qui étaient contre, il faut le dire aussi, montrer la complexité des choses.
A vos yeux, le racisme régresse-t-il ?
Mon grand-père est né en 1908, soixante ans seulement après la fin de l’esclavage, ma mère est née en 1947, alors que la ségrégation raciale sévissait toujours aux Etats-Unis, et
moi en 1972, à une époque où l’apartheid en Afrique du Sud n’avait pas encore pris fin… Mes fils connaissent donc un monde où le racisme a reculé. Seulement, comme chaque fois qu’on progresse vers plus d’égalité, il y a une radicalisation de ceux qui s’opposent à cette évolution. On peut ne pas vouloir sortir du conditionnement blanc, comme du conditionnement masculin, parce qu’il est plus avantageux, plus confortable,plus valorisant. Quand nos politiques disent « les Français d’abord », évoquent « nos ancêtres les Gaulois », « le bon vieux temps », « les aspects positifs de la colonisation », que font-ils sinon réactiver les catégories de la pensée blanche ? Ce sont des discours qui délégitiment d’autres personnes, qui leur disent qu’ils ne sont pas français. C’est plus facile à dépasser pour moi : je suis joueur de foot, je n’ai pas de problème d’identité, personne ne peut me faire croire que je ne suis pas français, parce que j’ai représenté la France. Mais qu’en est-il pour d’autres ? ■